104. FACE AUX CYCLOPES
Je découvre un vaste plateau au centre duquel brille un lac. Et au milieu du lac : une île.
Le plateau est encore entouré de brumes mais il me semble qu’il n’y a plus rien au-dessus. Je suis arrivé au sommet de la montagne d’Olympie !
J’AI RÉUSSI.
J’ai du mal à le croire. L’exploit me semble presque trop facile. Je me pince et cela me fait mal. Je ne rêve pas.
J’y suis. Je suis au sommet. Le cygne blanc aux yeux rouges qui m’a servi de guide s’envole.
Le palais sur l’île est une bâtisse ronde monumentale, tout en marbre. Il ressemble à un gros gâteau à la crème blanc posé sur une petite assiette verte. Plusieurs étages forment des plateaux ronds superposés comme dans une pièce montée. L’étage supérieur est flanqué d’une petite tour carrée.
Ce doit être de ce palais que partait le signal lumineux.
Le temps change brusquement. Un plafond nuageux masque le ciel et les étoiles.
Sur le lac nagent des cygnes paisibles.
Mon cygne aux yeux rouges doit s’ébattre parmi eux, mais je ne saurais le reconnaître.
L’ensemble de ce décor est empreint d’un romantisme inquiétant.
Je n’ai plus de destrier volant à ma disposition. Mes mollets ne sont pas garnis d’ailes. Pas le choix. Il faut que je rejoigne cette île à la nage.
Je confie ma toge sale et déchirée à des roseaux puis, en tunique, je descends dans l’eau du lac.
C’est glacé.
Je m’avance dans l’eau, m’arrosant la nuque et le ventre. Puis, d’une brasse lente, je nage en direction du palais blanc. Je repousse des nénuphars, des plantes aquatiques, des lentilles d’eau, des grenouilles, des têtards. Une odeur de jasmin et de nénuphar recouvre l’odeur de marécage.
Quelques cygnes s’approchent de moi pour inspecter cet animal étrange qui vient faire trempette dans leur lac.
Plus je progresse, plus je me rends compte que l’édifice est beaucoup plus élevé que je ne le croyais. Les cygnes les plus curieux me frôlent de si près que je pourrais les toucher, ils m’examinent puis me suivent.
J’approche de l’île. Une silhouette immense apparaît sur une terrasse.
Le Cyclope est reconnaissable à sa tenue de forgeron et à son œil unique placé au milieu du front. Il est plus grand que les Maîtres dieux.
Il me voit. Il dégage sa croix ansée, me met en joue et tire. Pas le temps de réfléchir, je plonge alors que sa foudre éclaire sous l’eau. Je suis touché à la cuisse. Douleur aiguë. Mais l’eau a atténué l’intensité du tir.
Je me souviens avoir lu dans l’Encyclopédie que les Cyclopes étaient cannibales. Que feront-ils de moi s’ils m’attrapent ? Me rôtir à la broche ? Ainsi je ne terminerai même pas chérubin ou centaure… Énième étape du chemin d’humilité : je me transformerai en excrément de Cyclope.
Je nage sous l’eau.
Heureusement que je me suis toujours montré bon nageur en apnée dans ma dernière vie de mortel.
Je sors la tête. Le Cyclope se tient au rez-de-chaussée où une terrasse borde le lac. Je me lance dans un tour de l’île pour l’éviter.
Parvenu dans une zone de bambous et de roseaux, je le vois de dos. Il me cherche. Il se dirige vers une immense cloche et la fait tinter.
Deux autres Cyclopes apparaissent.
Je saisis un roseau, le casse, et m’en fais un tube pour respirer sous l’eau. Ils doivent croire que je me suis noyé.
J’attends bien une demi-heure. Ma cuisse m’élance. Puis, trempé, j’émerge enfin, j’avance sur la grève parmi les buissons, j’escalade un petit muret, et me hisse sur une terrasse en marbre blanc.
Je me faufile dans le palais en boitant.
Ne pas abandonner. Pas maintenant.
Je pénètre dans l’immense palais de marbre blanc.
Un bruit de pas lourd m’oblige à me cacher derrière une colonne.
Cette fois, ce n’est pas un Cyclope mais deux Hécatonchires, ces géants munis de cinquante têtes et cent bras. N’en aurai-je donc jamais fini avec les monstres ? Je crois me rappeler que Cyclopes et Hécatonchires furent les gardes rapprochés de Zeus, dans la lutte contre les Titans, et à ce titre furent associés à la victoire du roi des dieux.
Je les laisse passer. Quand le bruit de leurs pas est éloigné, je me faufile.
Le palais de Zeus est démesuré. Son plafond, au jugé, s’élève à plus de vingt mètres de hauteur. J’ai l’impression d’être une petite souris qui se faufile dans la tanière du chat.
Dans le hall d’entrée, des statues représentent les douze dieux de l’Olympe. Tous sont figés avec un air réprobateur. Même la statue de Dionysos. Même celle d’Aphrodite. Sur les murs, des fresques aux couleurs pastel montrent différents épisodes de la guerre des Olympiens contre les Titans. Les visages expriment la colère, la rage, la détermination.
Mes pas résonnent sur le marbre. Je laisse des flaques d’eau derrière moi.
Je passe une grande porte, qui débouche sur un couloir. Puis une autre qui donne sur un autre couloir, puis une autre encore et un autre couloir. Les portes sont immenses, en bois massif orné de bronze doré.
Je parviens au pied d’un escalier monumental. Tirant la jambe, je le monte avec précaution. Pour aboutir à des couloirs déserts, de somptueuses salles vides, d’innombrables couloirs encore jusqu’à une orangeraie remplie d’arbres en vastes pots de marbre argenté. Je contemple les arbres et m’aperçois que leurs fruits sont des sphères de verre d’un mètre de diamètre. À bien y regarder, sous le verre, se trouvent des planètes. Comme Terre 18.
Au niveau de la racine de l’arbre, face à moi, une inscription : NE PAS TOUCHER.
L’injonction me rappelle une phrase d’Edmond Wells à propos de la Bible : « Quand Dieu dit à Adam et Ève : « Vous pourrez toucher à tous les arbres sauf à celui qui est au milieu, car c’est l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal », Il ne pouvait pas mieux les inciter à y toucher. C’est comme si on disait à un enfant : « Tu peux t’amuser avec tous les jouets, sauf celui qui est là bien en face de tes yeux. » »
Curieux, je sors mon ankh et examine la surface d’un de ces fruits. À ma grande surprise, ce monde a l’air vraiment très joli, très harmonieux.
Sans m’en apercevoir, à force de me pencher pour examiner de près ce petit bijou, mon menton frôle la surface. À peine ai-je eu un infime contact avec la paroi que la sphère se détache. Il me semble qu’elle tombe au ralenti avant d’éclater, toujours au ralenti, en milliers de morceaux.
Tout d’abord je n’entends rien, puis, dès que le son revient, une détonation de verre brisé résonne sans fin dans l’immense orangeraie.
Contrairement aux sphères de chez Atlas qui ne contenaient que de l’air, à ma grande horreur, il sort de la gangue transparente une boule dure !
Se pourrait-il que ce soit une vraie planète ?
Elle roule dans la salle avec un bruit de boule de bowling. En roulant, elle écrase ses montagnes et a fortiori ses villes et ses humains. Je n’ose imaginer ce qui se passe pour eux. Les océans, qui ne sont plus retenus par la gravité, laissent une flaque derrière la sphère-monde, comme une bave d’escargot. Son atmosphère en fuyant se transforme en une fumée bleue qui doucement se répand autour de la boule.
Quand la planète s’arrête enfin, contre le mur du fond, je m’approche pour en inspecter la surface. Je vois des ruines. Les humains sont écrasés comme des fourmis, aplatis dans leurs voitures, contre les murs, dans les maisons.
Tel un enfant qui a commis une bêtise, je m’assure que personne ne m’a vu. Je repousse la planète et ses débris derrière un arbre en pot.
En face, une porte m’incite à déguerpir à toute vitesse. Je franchis encore des portes, jusqu’à ce que mon regard s’arrête sur une grande pièce carrée et bleue au centre de laquelle s’enroule un escalier étroit, en colimaçon.
Je grimpe longtemps.
Je dois être au sommet du palais. Je pousse un large battant blanc et découvre une salle carrée d’au moins trente mètres de hauteur. Au centre se dresse un trône de quinze mètres dont je ne vois que l’arrière du dossier. Il fait face à une fenêtre fermée par deux contrevents et à demi masquée par de lourdes tentures pourpres.
Tout à coup, le trône fixé sur un axe rotatif commence à tourner. Au fur et à mesure qu’il vire, il dévoile une présence.
Je n’ose relever la tête. Mon cœur cogne à m’en défoncer la poitrine.
Je découvre SES orteils géants. SES pieds pris dans des sandales d’or. SES genoux. SON torse enveloppé dans plusieurs épaisseurs de tissu de fils d’or.
Et au-dessus, enfin, SON immense visage. IL me regarde.